lettre 280

Expéditeur
Sand, George
Date
28 mai 1848
Destinataire
Thoré, Théophile
Lieu d'expédition
Nohant
Lieu d'envoi
Paris
Contenu
Au citoyen Théophile Thoré, à Paris Nohant, 28 mai 1848. Cher Thoré,Je vous enverrai de la copie, non pas une éclatante protestation comme vous me disiez, mais la suite (et non la fin) de la protestation de toute ma vie. Quant à l’affaire du 15, je passerai à côté. Elle est accomplie, je n’ai plus le droit de la blâmer puisqu’elle est vaincue, et je garderai le silence sur les hommes qui l’ont soulevée et que nous n’aimons pas. Seulement je peux vous dire, à vous, que lorsque j’appris, dans la foule, ce bizarre mélange de noms jetés en défi à l’avenir, je rentrai chez moi décidée à ne pas me faire arracher un cheveu pour des Raspail, des Cabet et des Blanqui. Tant que ces hommes s’inscriront sur notre bannière, je m’abstiendrai. Ce sont des pédants et des théocrates; je ne veux point subir la loi de l’individu et je m’exilerai le jour où nous ferons la faute de les amener au pouvoir. Ne me dites point de n’avoir pas peur, ce mot-là n’est pas français. Je suis trop lasse de la vie pour éviter une occasion de la perdre, trop ennemie de la propriété pour ne pas désirer m’en voir débarrassée, trop habituée à la fatigue et au travail pour comprendre les avantages du repos. Mais ma conscience est craintive et je pousse loin le scrupule quand il s’agit de conseiller et d’agiter le peuple dans la rue. Il n’est point de doctrine trop neuve et trop hardie; mais il ne faut pas jouer avec l’action. Je connais, tout comme un homme, l’émotion du combat et l’attrait du coup de fusil. Dans ma jeunesse, j’aurais suivi le diable s’il avait commandé le feu. Mais j’ai appris tant de choses depuis, que je crains beaucoup le lendemain de la victoire. Sommes-nous mûrs pour rendre un bon compte à Dieu et aux hommes? Je dis nous, parce que je ne puis, dans ma pensée, nous séparer du peuple. Eh bien ! le peuple n’est pas prêt, et, en le stimulant trop, nous le retardons; c’est là un fait qui n’est pas très logique; le fait l’est si rarement ! Mais il est réel, et cela est encore plus sensible en province qu’à Paris. Barbès est un héros, il raisonne comme un saint, c’est-à-dire fort mal quant aux choses de ce monde. Je l’aime tendrement et je ne saurais comment le défendre, parce que je ne puis admettre qu’il ait eu le droit, au nom du peuple, dans cette triste journée. Ceux qu’on a appelés des factieux étaient, en effet, plus factieux qu’on ne pense. Dans l’ordre politique, ils l’étaient moins que l’Assemblée nationale; mais, dans l’ordre moral et intellectuel, ils l’étaient, n’en doutez pas. Ils voulaient imposer au peuple, par la surprise, par l’audace (par la force, s’ils l’avaient pu), une idée que le peuple n’a pas encore acceptée. Ils auraient établi la loi de fraternité non comme Jésus, mais comme Mahomet. Au lieu d’une religion, nous aurions eu un fanatisme. Ce n’est pas ainsi que les vraies idées font leur chemin. Au bout de trois mois d’une pareille usurpation philosophique, nous aurions été, non pas républicains, mais cosaques. Est-ce que ces chefs de secte, en supposant même qu’ils eussent eu avec eux seulement chacun dix mille hommes et que l’exaltation de leurs forces réunies eut suffi à tenir Paris contre la province pendant quelques semaines, est-ce que ces chefs de secte se seraient supportés entre eux ? Est-ce que Blanqui aurait subi Barbès ? Est-ce que Leroux aurait toléré Cabet ? Est-ce que Raspail vous aurait accepté ? Quelle bataille au sein de cette association impossible ! Vous eussiez été forcés de faire bien plus de fautes que le gouvernement provisoire, vous n’auriez pu convoquer une assemblée et vous auriez déjà l’Europe sur les bras. La réaction ne partirait pas de la bourgeoisie, qu’il est toujours facile d’intimider quand on a le peuple avec soi : elle partirait du peuple même, qui est indépendant et fier à l’endroit de ses croyances plus qu’à celui de son existence matérielle, et qui ne veut pas qu’on violente son ignorance quand il n’a que de l’ignorance à opposer au progrès. Puisque vous êtes seul et caché, mon pauvre enfant, je puis causer avec vous et vous ennuyer quelques instants. C’est toujours une manière de passer le temps. Pardonnez-moi donc de le faire et de vous sermonner un peu. Vous êtes trop vif et trop dur à l’endroit des personnes. Vous vous pressez trop d’accuser, de traduire devant l’opinion publique les hommes qui ont l’air d’abandonner ou de trahir notre cause. Les hommes sont faibles, incertains, personnels, je le sais, et il n’en est pas un depuis le 24 février qui n’ait été au-dessous de sa tâche. Mais nous-mêmes, en les condamnant au jour le jour, nous avons été au-dessous de la notre. Nous avons fait trop de journalisme à la manière du passé, et pas assez de prédication comme il convenait à une doctrine d’avenir. Cela fait, en somme, de la mauvaise politique, inefficace quand elle n’est pas dangereuse. Ce n’est pas l’intelligence qui vous a manqué, à vous, personnellement; car, au milieu de votre fougue, vous arrivez toujours à toucher très juste le point sensible de la situation. Mais un peu plus de formes (à mes yeux, la véritable politesse est l’esprit de charité), un peu moins de précipitation à déclarer traîtres les irrésolus et les étourdis, n’eût pas nui à votre propagande. Nous avons tous fait des sottises, disait Napoléon au retour de l’île d’Elbe. Eh bien ! nous pouvons nous dire cela les uns aux autres aujourd’hui, et, quand on fait cet aveu de bonne foi, on n’est que plus unis et plus forts. Vous-même, vous dites, dans un des numéros que je reçois aujourd’hui : Nos amis d’hier, qui le seront encore demain. C’est donc vrai, qu’il ne faut pas se brouiller avec ceux qui ont combattu avec nous hier et qui reviendront combattre avec nous demain, quand la réaction sur laquelle ils croient pouvoir agir les chassera du pouvoir. Voyez-vous, je ne crois pas, moi, qu’on devienne, du jour au lendemain, un misérable et un apostat ; et pourtant notre vie, surtout dans un temps de crise comme celui-ci, est si flottante, si difficile, si troublée, qu’en nous jugeant au jour le jour, on peut aisément nous trouver en faute. Eh bien ! on n’est jamais juste envers son semblable quand on le juge ainsi sur une suite variable de faits journaliers. Il faut voir l’ensemble. Il y a un mois, je me sentais fort montée contre M. de Lamartine, je doutais de sa loyauté, je le voyais courant à la présidence suprême. Il a pourtant compromis, perdu peut-être, sa popularité bourgeoise pour conserver sa popularité démocratique. Vous direz que c’est une vanité mieux entendue ; soit ! il a toujours eu le goût de faire le bon choix, et le plus courageux dans ce moment-ci. Aujourd’hui, il me semble bien, comme à vous, que Ledru-Rollin devrait se retirer du pouvoir, et j’ai de plus fortes raisons que vous encore pour le penser. Mais j’attends, et je compte que le bon élan lui viendra quand il verra clairement la situation. Je le connais, il a du cœur, il a des entrailles, et, de ce qu’il ne voit pas comme nous en ce moment, il ne résulte pas qu’il ne sente pas comme nous quand la grande fibre populaire nous montrera clairement à tous le chemin qu’il faut prendre. J’en connais d’autres que vous accusez et qui ont bonne intention pourtant. N’accusons donc pas, je vous en supplie, au nom de l’avenir de notre pauvre République, que nos soupçons et nos divisions déchirent dans sa fleur ! Ne varions pas pour cela sur les principes. Ne vous gênez pas pour dire aux hommes, même à ceux que vous aimez, qu’ils se trompent ; et ne perdez rien de votre vigueur de discussion sur les idées, sur les faits mêmes. Ce que je vous demande en grâce, c’est de ne pas condamner les intentions, les motifs, les caractères. Eussiez-vous raison, ce serait, je le répète, de la mauvaise politique, surtout dans la forme, comme en a fait la Réforme contre le National, du temps de l’autre. Voilà le tas de lieux communs que j’aurais voulu vous dire de vive voix, avant toutes ces catastrophes, et ce que je disais quelquefois à Barbès. Mais on n’avait pas le temps de se voir, et c’était un mal. Il faut quelquefois entendre le lieu commun, il a souvent la vérité pour lui. C’est cette absence de formes et de procédés, que t ’appellerai, si vous voulez, le savoir-vivre intellecj uel, qui me choque particulièrement dans l’affaire du 15. Le peuple a, par-dessus-tout, ce savoir-vivre d’aspiration qui rend ses mœurs publiques injurieuses aux nôtres dans le moment où nous vivons. Cela est bien prouvé depuis le 24 février. Nous l’avons vu, dans toutes les manifestations, communier en place publique avec ses ennemis et sacrifier toutes ses haines légitimes, tous ses ressentiments fondés, à l’idée de fraternité ou de générosité. Certes, nous autres, nous n’en faisons pas volontiers autant dans nos relations particulières. Eh bien ! le peuple porte au plus haut point le respect des relations publiques. Le 15 mai, il se dirige sur le palais Bourbon avec des intentions pacifiques (sauf les meneurs). On le laisse passer. Soit préméditation, soit inspiration, les baïonnettes disparaissent devant lui. Il avance, il va jusqu’à la porte en chantant et en riant. La tête du défilé forçait les grilles, le milieu n’en savait rien (j’y étais). On se croyait admis, reçu à bras ouverts par l’Assemblée. Je ne le pensais pas, moi ; je jugeais que la crainte du sang répandu avait engagé la bourgeoisie à faire contre mauvaise fortune, sinon bon cœur, du moins bonne mine, et j’entendais dire autour de moi qu’on n’abuserait pas de ce bon accueil, qu’on montrerait la force du nombre, et qu’on défilerait décemment, paisiblement en respectant l’Assemblée pour lui apprendre à respecter le peuple. Vous savez le reste ; la masse n’a point pénétré, elle est restée calme dans l’attente d’un résultat qu’elle ne prévoyait pas, et tout ce qui a eu le malheur d’entrer dans l’enceinte maudite, s’y est conduit sans dignité, sans ordre et sans force véritable. Tout a fui, à l’approche des baïonnettes. Est-ce qu’une révolution doit fuir ? Ceux qui avaient quelque chose d’arrêté dans l’esprit, si toutefois il y avait de ceux-là, devaient périr là. C’eût été du moins une protestation. Je vous jure que, si j’y fusse entrée, je n’en serais pas sortie vivant (je me suppose homme). Ce n’est donc ni une protestation ni une révolution, ni même une émeute. C’est tout bonnement un coup de tête, et Barbès ne s’y est trompé que parce qu’il a voulu s’y tromper. Chevalier de la cause, comme vous l’appelez très bien, il s’est dit qu’il fallait se perdre pour elle et avec elle. Honneur à lui toujours ! mais malheur à nous ! Notre idée s’est déconsidérée dans la personne de certains autres. Ce n’est pas le manque de succès qui la condamne : tant s’en faut. Mais c’est le manque de tenue et de consentement général. On avait mené là, par surprise et à l’aide d’une tromperie, des gens qui n’y comprenaient goutte, et il y a là dedans quelque chose de très contraire au caractère français, quelque chose qui sent la secte, quelque chose enfin que je ne puis souffrir et que je désavouerais hautement, si Barbès, Louis Blanc et vous n’aviez pas été forcés d’en subir la conséquence fatale. Voilà, mon cher ami, tout ce que j’avais besoin de vous dire, et ne faites pas fi du sentiment d’une femme. Les femmes et les enfants, toujours désintéressés dans les questions politiques, sont en rapport plus direct avec l’esprit qui souffle d’en haut sur les agitations de ce monde. J’écrirai dans la Vraie République quand même, et sans y mettre aucune condition morale. Mais, au nom de la cause, au nom de la vérité, je vous demande d’avoir le feu non moins vif, mais plus pur, la parole non moins hardie mais plus calme. Les grandes convictions sont sereines. Ne vous faites point accuser d’ambition personnelle. On suppose toujours que la passion politique cache cette arrière-pensée chez les hommes. Enfin, écoutez-moi, je vous le demande, sans craindre que vous m’accusiez de présomption. J’ai pour moi l’enfance de l’âme et la vieillesse de l’expérience. Mon cœur est tout entier dans ce que je vous dis ; quand vous me connaîtrez tout de bon, vous saurez que vous pouvez vous confier aveuglément à l’instinct de ce cœur-là. On m’a beaucoup conseillé de me cacher aussi ; mes amis m’ont écrit de Paris que je serais arrêtée. Je n’en crois rien et j’attends. Je ne suis pas très en sûreté non plus ici. Les bourgeois ont fait accroire aux paysans que j’étais l’ardent disciple du père Communisme, un gaillard très méchant qui brouille tout à Paris et qui veut que l’on mette à mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante. Cela ressemble à une plaisanterie, c’est pourtant réel. Hors de ma commune, on le croit et on promet de m’enterrer dans les fossés. Vous voyez où nous en sommes. Je vis pourtant tranquille, et je me promène sans qu’on me dise rien. Jamais les hommes n’ont été si fervents… en paroles. Mais quelle lâche et stupide éducation les habiles donnent aux simples ! Bonsoir ! cachez-vous encore. Vous n’auriez rien à craindre d’une instruction ; mais on vous ferait perdre du temps, et cette réaction passera vite quant au fait actuel. Je crois que, quant au fait général, elle pourra durer quelques mois. Les vrais républicains se sont trop divisés, le mal est là. Écrivez-moi et brûlez ma lettre. Courage et fraternité. G.SAND.

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